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22 août 2005

"La musique me portait, c'était ma seule langue"

Article paru dans l'édition du monde du 13.08.05, Propos recueillis par Véronique Mortaigne


Un soir de sa tournée estivale, Youssou N'Dour, dîne avant un concert au Palais des festivals de Cannes. Le surlendemain, vers 1 h 30, il chantera dans la banlieue de Dakar ; la veille, il était avec Bono au G8 près d'Edimbourg pour réclamer l'annulation de la dette. Chaussures de sport américaines, tee-shirt rouge estampillé du nom de sa boîte dakaroise, le Thiossane, chic, souriant. Après son récital, le service de sécurité lui demandera de sortir par une porte dérobée pour éviter les centaines de fans ­ - boubous colorés, complets blanc cassé ­ - descendus de Grasse ou de Nice. Scrupuleux et attentif, Youssou N'Dour demandera à la voiture de faire demi-tour vers la Croisette afin de venir à la rencontre des siens, "pour ne pas les décevoir".

VM: Vous aimiez, enfant, aller à la plage de Soumbédioune de Dakar cueillir les takgaal, petits poissons à ventouse, et les griller sur la plage. Mais vous êtes un enfant de la Médina, dont la pâtisserie demeure votre quartier général après concert, au petit matin...

La Médina, c'est magnifique. Elle n'est ni fermée ni ouverte, on s'y sent bien, les gens y viennent par sympathie. Ce n'est ni le Plateau -le quartier européen de Dakar- ni le côté paumé où l'on baisse les bras. La Médina, c'est comme New York, avec ses rues 2e, 4e, 6e, 8e, 10e, pairs et impairs. Pour l'adresse, on dit rue 15, angle 6. La médina, c'est incroyable. Imaginez : une télévision qu'on regarde devant la porte ; une marmite entr'aperçue, qui signifie que la famille peut vous inviter à manger. Dans la Médina, la création est cachée. Et puis, c'est le son pour tout le monde. Malheureusement, ma mère n'y habite plus. La maison où j'ai grandi est aujourd'hui le siège d'une radio. Et j'ai beau en avoir créé une moi-même - Radio-Futur Meilleur -, la Médina a été ma première radio, sans antenne, avec les jeunes qui parlaient.

VM: En 1986, le rocker anglais Peter Gabriel vous entend et tombe en admiration, découvrant, dira-t-il, "le mariage de rythmes puissants et de cette passionnante innovation musicale provenant des accents islamiques de sa voix".

Peter Gabriel sait écouter. Enfant, j'entendais les muezzins, le matin très tôt, et les prières quand j'allais me coucher, des sons extraordinaires, qui prennent entièrement. Et Oum Kalsoum à l'époque du ramadan. Alors, aujourd'hui, le link, le lien entre tous ces sons, c'est Youssou : l'Afrique noire des griots, l'islam, l'Afrique urbaine. Je viens de gagner un Grammy Award aux Etats-Unis pour Egypte. Je ne pensais pas que ce disque allait sortir du ghetto des amateurs éclairés.

Sur la forme, j'ai adoré l'enregistrer : je n'ai jamais eu autant d'espace pour ma voix. Le contenu de cet album n'est pas lié au 11-Septembre, mais il est cependant sorti après, et a beaucoup apaisé ceux qui craignaient l'islam en ignorant tout de l'Afrique musulmane. Pour cet album, j'ai travaillé avec des Egyptiens, dont le chef d'orchestre Fateh Salama, qui ne connaissait rien à l'islam noir.

Même si je danse, si j'organise le grand bal de Bercy depuis cinq ans ­ 18 000 personnes en un soir de fête dédiée à toute l'Afrique, du nord au sud ­, la religion a toujours été contenue dans ma musique, ainsi que le message de cheikh Amadou Bamba -leader des Mourides-.

Au Maroc, les barbus sont aux portes, au Sénégal nous défendons un modèle libéral. Nous avons eu longtemps un chef d'Etat chrétien, le poète Léopold Senghor. Moi, à Dakar, je vois le vendredi des jeunes qui font la prière avant d'aller s'éclater en boîte. Par ailleurs, les musulmans radicaux ­ il y a des extrémistes dans toutes les religions ­ sont une minorité dans le monde.

VM: Quel est votre plus grand souvenir de concert ?

Le premier, à Saint-Louis. J'avais 14 ans, j'avais composé avec un de mes oncles musiciens une chanson en hommage à Mba, un grand musicien de là-bas qui venait de mourir. Dans le stade où tout le monde pleurait encore, moi, j'ai donné de la joie, j'ai vibré, j'ai senti que Mba, c'était comme une étoile qui partait. La radio nationale était là. A la fin de la chanson, quelqu'un m'a porté. En réalité, ma vie professionnelle a débuté très tôt : je n'ai pas profité de la vie en tant que gamin.
VM: On dit que Youssou N'Dour est le produit du Sénégal, façonné par son public. Est-ce vrai ?

Sincèrement, oui. Je suis un produit du Sénégal, je suis comme les gens voulaient que je sois.

VM: Dans le livre qu'elle vous consacre, Michelle Lahana, votre manageuse, écrit que quand elle vous a rencontré pour la première fois, alors qu'elle travaillait pour Radio France Internationale, elle vous a trouvé insupportable parce que vous aviez demandé un traducteur français-wolof.

J'en avais besoin. Je n'étais pas confiant, je ne voulais pas faire d'erreur. J'étais sûr de ce que je disais en wolof, pas en français. Gazelle -nom attribué dans toute l'Afrique occidentale à Michelle Lahana- a pris cela pour de la frime, j'avais des lunettes noires, j'étais timide. J'ai arrêté l'école en CM2, la musique me portait, c'était ma seule langue. Ensuite, j'ai compris qu'il fallait convaincre, comme sur un marché.

VM: Vous avez fait des progrès depuis. On vous a vu en juillet à Gleneagles, près d'Edimbourg, au coeur du dernier G8, en petit comité.

Il y avait avec moi Wangari Maathaï -ministre kényane, Prix Nobel de la paix-, George Clooney, Bono et Bob Geldof, les organisateurs du Live 8 -dix concerts planétaires le 2 juillet pour l'effacement de la dette africaine-. Nous sommes allés dans ce lieu magnifique et sécuritaire, pour communiquer, et non pas pour jouer au golf. Il fallait atteindre ces gens qui dirigent le monde, qui ont fait tellement d'erreurs, tellement tardé à régler les problèmes.

Je suis pour l'annulation généralisée de la dette, parce que les générations passées l'ont déjà payée. Cette annulation sans contre-partie n'est qu'une première étape. Nous demandons aux Occidentaux de cesser de subventionner leurs agriculteurs, empêchant ainsi l'Afrique de vendre et d'exporter. Sinon, je dis : les Africains, réveillez-vous ! La Chine offre des solutions moins coûteuses pour les pays émergents. Si nous achetons chinois, nos enfants porteront peut-être des tee-shirts de qualité médiocre, mais ils seront habillés. C'est une question de dignité. Il faut que nous soyons mis en condition de parler et non de nous taire.

VM: En 1985, vous êtes dans le Band Aid pour l'Ethiopie ; en 1988, vous chantez à Wembley pour la libération de Nelson Mandela ; puis aux côtés de Sting, Tracy Chapman, Bruce Springsteen, pour Amnesty International. Depuis, vous n'arrêtez jamais. Ambassadeur de l'Unicef, ami de Peter Gabriel, vous avez écrit des chansons sur la femme, les déchets toxiques, les enfants des rues, les immigrés. Pourquoi ne pas vous lancer directement dans la politique ?

Ce que je fais est plus fort, je vis et j'utilise ma musique. Et tant pis si, comme on dit en wolof, tout ce qui aboutit trouve son propriétaire, l'important est d'avancer. Nous disons à l'Occident : ne faites pas tout pour nous, nous le ferons pour nous. Dans cette optique, je me suis engagé à lutter contre le paludisme, notamment par le biais d'un concert, Africa Live, organisé au profit de la lutte contre le paludisme en mars à Dakar.

Comme beaucoup d'Africains, j'ai pris le palu comme un petit truc gênant parce que les moustiques te piquent, on a la fièvre, et c'est normal, mais jamais comme une maladie grave qui peut faire perdre la vie. Et puis, invité à chanter lors de la Journée mondiale contre le paludisme, à Matam au Sénégal en 2004, j'ai appris que le paludisme tuait deux millions de personnes par an, trois mille par jour, surtout des enfants de moins de cinq ans, des femmes enceintes.

Tout de suite, ma fondation - la Fondation Youssou N'Dour, créée il y a six ans, axée sur les jeunes - a contacté à Genève le programme des Nations unies Roll Back Malaria. Nous avons trouvé des moustiquaires, expliqué aux gens les précautions à prendre. Lors d'un dîner donné à Dakar par le président Wadé, où j'étais invité avec d'autres artistes sénégalais, dont le sculpteur Ousman Sow et la romancière Fatou Diome, Jacques Chirac nous a assurés du soutien de la France, après le Japon qui vient de nous promettre le don de dix millions de moustiquaires et les Etats-Unis qui ont annoncé 1 milliard de dollars pour lutter contre le paludisme. C'est bien, mais nous n'acceptons plus qu'on fasse des choses pour l'Afrique sans l'Afrique.

VM: Est-ce difficile d'être Africain en Occident ?

Ce qui est insupportable, gênant, c'est d'entendre le commentaire journalier des Européens sur l'Afrique, sans aucun regard positif. Quand je regarde la télévision française, je suis halluciné, je ne vois pas de Noirs. C'est le signe d'une non-volonté d'ouvrir le débat, dans une France impliquée en Afrique depuis très longtemps, et qui a participé massivement à la traite esclavagiste. Mais les dirigeants de la France médiatique, les acteurs des débats d'opinion, n'ouvrent toujours pas la porte.

Or je crois en l'Afrique, qui est une, du Cap à Alger et au Caire. Les jeunes sont en train de mettre en place un réseau qui dépasse les contraintes de langues, les clivages de micro-Etats, grâce aux nouvelles technologies, aux associations, aux médias, à la musique, au sport, ­ lors de la dernière Coupe du monde de football, l'équipe des Lions sénégalais a réalisé en quatre-vingt-dix minutes ce qui m'imposera vingt ans de travail. L'Afrique de ce réseau-là veut des autoroutes et des cases, mais avec l'air conditionné. J'essaie d'être l'un de leurs porte-parole.

VM: Vous avez commencé sous le signe des étoiles, plutôt américanisées : le premier club où vous avez joué ne s'appelait-il pas le Miami, et votre groupe le Star Band ?

Le Star Band était détenu par un vieux, Ibra Kasse, patron d'un club appelé le Miami, qui engageait des musiciens payés à la semaine. Quand j'ai atterri au Miami, j'avais 15 ans. Puis je suis parti, et j'ai francisé le nom du Star Band en Etoiles de Dakar. Ensuite, en solo, j'ai retenu la suggestion d'un animateur de radio : le Super Etoile. Cela étant dit, c'est bien qu'il y ait des Américains en Afrique, ça équilibre.

VM: Vous avez eu une période Spike Lee, enregistrant sur son label, 4 Acre and A Mule ­ - ce qui était donné aux esclaves libérés aux Etats-Unis ­-, portant la casquette marquée du X de Malcolm X, qui est aussi celui de votre studio d'enregistrement, Xippi.

Cette période est lointaine. Spike voulait ouvrir l'Amérique à l'Afrique avec une vision très personnelle, intelligente, et très américaine. Mais je ne pense pas qu'il aille au magasin acheter des disques africains.

VM: Pourquoi vous voit-on si peu dans les magazines ?

Je suis discret, la presse me laisse tranquille. Je me suis marié en 1990 avec Mami, j'ai six enfants. Je vis à Dakar. On m'a laissé en paix. Jamais de photos, du respect. Mon épouse n'aime pas ce système médiatique. Si jamais on me prenait ces moments de solitude et d'intimité à Dakar, avec ma famille, mes amis, je serais beaucoup moins productif. Je me sens parfois prisonnier d'un système ; mais je me remets, je me calme en revenant au Sénégal.

VM: N'êtes-vous pas pourtant le "beau sexy" de 7 Seconds, que vous chantez avec Neneh Cherry sur l'album The Guide, où figurait aussi une reprise sahélienne de Chimes of Freedom de Bob Dylan ?

7 Seconds est une magnifique chanson, très éloignée de ce que je fais par ailleurs, magique, parce qu'elle a une relation à la tradition, notamment par Neneh Cherry qui est africaine par son père.

Moi, je suis un artiste "album", et j'ai toujours fonctionné par rencontres : Peter Gabriel, Paul Simon, Jacques Higelin, qui m'a appris qu'en scène on devait improviser, plus tard Wycleff Jean, Pascal Obispo. Je souhaite à tout le monde de faire un tube, mais ce qui est grave, c'est l'obligation d'en faire sans arrêt.

Pour la musique africaine, ce sont les Touré Kunda qui ont commencé, avec les rythmes du sud du Sénégal, de la Casamance, proche de la Guinée-Bissau. J'étais fan des Touré Kunda. J'étais fan de Mory Kanté. Je l'ai écouté avec les Ambassadeurs quand il chantait Soundiata. Je suis wolof, bien que mon père ait des origines sérères. Musicalement, le rythme wolof, le mblax, est complexe, difficile à comprendre pour le reste de l'Afrique, contrairement à ceux de la Casamance.

VM:Etre wolof, cela veut dire quoi ?

Etre au centre.

VM: Pourquoi votre club s'appelle-t-il le Thiossane ?

Thiossane, ça veut dire notre histoire, la réalité, celle des lignées que le griot savait et racontait. Ma grand-mère et ma mère, Sokhna, étaient griottes, toucouleurs. Les griots sont là pour les circoncisions, les baptêmes, les nuits de noces, ils ordonnent le cours des fêtes.

Mais au quotidien, ils s'invitent chez les uns et les autres, passent leur journée à raconter des histoires, à fredonner des récits du pays, des ancêtres, avec le khalam, une guitare à quatre cordes. On reconnaît les griots à ce qu'ils ont toutes les parties du corps qui parlent : les yeux, les mains, les fesses... Le Thiossane est devenu un lieu mythique du mblax, qui n'est pas seulement un rythme, mais ce que l'on incarne.

Au Thiossane, il nous arrive d'apercevoir quelqu'un dans la salle et de chanter ses louanges. Je fais le griot moderne, insoumis aux princes qui le nourrissaient, et qui conteste. Le griot est celui qui te prête les yeux. La musique est la seule manière de toucher l'invisible. Le son prend les gens ­ ils sont dès lors une seule personne et je m'oublie. Je joue depuis vingt-cinq ans avec eux. Je crois sincèrement que le Super Etoile est le groupe qui a la plus grande longévité du monde, parce que nous ne nous séparons jamais, ni en tournée ni à Dakar.

VM: Et comment faites-vous pour conserver intacte une telle voix ?

Je dors huit heures par jour. Le reste est naturel en moi. La voix c'est d'abord un don, puis on arrive à sortir un timbre. Le talent ne suffit pas. Je fume quelquefois, mais j'évite de manger la soupe kandja, mon plat préféré, qui fatigue la voix à cause de l'huile de palme et du gombo, un légume gélatineux qui a tendance à s'installer sur les cordes vocales et à s'endormir dessus.

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